Gifle, claque, déroute, défaite, dégelée, raclée, etc. : c’est de ces mots (et d’autres) que les commentateurs avisés (mais a-t-on croisé des commentateurs qui ne le fussent pas ?), les experts patentés (mais on ne connaît pas d’experts qui ne le soient pas), les journaleux excités (pléonasme) désignent les résultats des élections, lorsque, malgré l’abondance des sondages, ces résultats sont inattendus, ou lorsqu’ils suscitent chez les hommes politiques que les suffrages contraires des citoyens ont désavoués une hystérie panique. S’ils étaient « normaux » (comme le président évidemment), ces politiciens devraient se réjouir de quitter les marécages du pouvoir pour se remettre à la charrue. Cincinnatus leur a montré l’exemple. N’est pas Cincinnatus qui veut.
De tous ces mots qui appartiennent en propre aux affidés du complexe médiatique-politique, le plus amusant est débâcle. Le mot dans cet emploi électoral n’est enregistré dans aucun des grands dictionnaires du XXe siècle. L’emploi qui approche le plus de celui de défaite (ou déroute) électorale est l’emploi militaire, lequel date de la fin du XIXe siècle. Dans la neuvième édition (en cours de publication depuis 1994) du Dictionnaire de l’Académie française, cet emploi est glosé ainsi : « (Spécialement) déroute complète d’une armée », sens auquel le roman de Zola, La Débâcle (1892), a donné une sorte de noblesse littéraire. Les auteurs du Trésor de la Langue française (1971-94) se contentent de faire suivre débâcle de deux synonymes : "débandade" et "déroute d’une armée", citant le titre du roman de Zola et cette phrase des Mémoires d’outre-tombe, à savoir « la débâcle avait commencé à Moscou ; les routes de Kazan étaient couvertes de fugitifs », dans laquelle émerge l’analogie entre un des sens premiers de débâcle et le sens politique.
En effet, débâcle, dérivé du verbe débâcler, peut être qualifié de « moderne », vu l’emploi de moderne par les historiens : l’histoire, dite « moderne », est postérieure au Moyen Âge et s’étend de 1492 à 1789. Le premier sens est celui qu’établit Furetière (Dictionnaire Universel, 1690) : « action par laquelle on débarrasse les ports et on en retire les vaisseaux vides, pour approcher du rivage ceux qui sont chargés » (« débarrassement d’un port, quand on retire les vaisseaux vides pour approcher du rivage ceux qui sont chargés », Académie, 1762). Au XIXe siècle, dans cet emploi, à débâcle, se substitue débâclage ou même débâclement. Un journaliste ayant du goût pour la métaphore forcée pourrait désigner la défaite électorale des socialistes les 23 et 30 mars 2014, non pas de « 21 avril de Hollande », mais de débâclage ou de débâclement : les communes ont été vidées de tout ce qui les encombrait et les vieux éléphants et les sauriens voraces ont été remplacés par des Bousingots ou des Jeunes France.
En fait, le sens le plus important de débâcle, celui qui est attesté dès le XVIIe siècle, se rapporte à la rupture des glaces qui bâclent les fleuves : « Se dit aussi, par extension, de la rupture des glaces qui se fait tout à coup, lorsque les rivières ont été prises longtemps » (Furetière, 1690) ; « Rupture des glaces qui arrive tout à coup après qu’une rivière a été prise longtemps » (Thomas Corneille, 1694) ; « Effet du dégel quand la glace vient à se rompre sur une rivière qui était prise, et que les glaçons sont entraînés par l’eau » (Académie, 1694). La glaciation qui entravait les villes, petites ou grandes, depuis les lois de décentralisation voulues par les socialistes, a tout à coup pris fin : c’est donc la débâcle, dont les courants et les remous entraînent au large les débris du socialisme municipal.
Il est un sens figuré, assez éloquent, qu’enregistrent les académiciens à partir de 1835. C’est « figurément et familièrement, tout changement brusque et inattendu qui amène du désordre, de la confusion ». La débâcle électorale, et ce n’est que la première, fait place à la confusion, au désordre, aux pataquès, au grand pastis, comme le dit assez justement Littré (Dictionnaire de la Langue française, 1863-77), visionnaire de ce point de vue : « Figurément et familièrement, changement fâcheux qui emporte la fortune d’un particulier, la prospérité d’un gouvernement, les opinions, les mœurs, comme la débâcle emporte les glaces de la rivière ». C’est donc la fin de la prospérité d'un gouvernement qui ne fut guère prospère.
En guise de conclusion, voici un sens, relevé par les académiciens en 1932 : « Débâcle se dit aussi, dans le langage familier, d’une décharge subite du ventre ». C’est sans doute ce qui est arrivé au malheureux Ayrault de Saint-Herblain, chef de la bannière socialiste de Nantes et de Loire-Inférieure, et à ses camarades emportés par la grande frousse précédant la débâcle.