En latin, insinuatio, dont est emprunté insinuation, est un terme de rhétorique qui désigne un « exorde insinuant » et un terme de droit qui désigne un « rapport » ou « une notification ». C’est comme terme juridique qu’insinuation est attesté au début du XIVe siècle : c’est une « notification » ou « l’enregistrement d’un acte ». Ce sens est relevé dans toutes les éditions anciennes du Dictionnaire de l’Académie française ; en 1694 (première édition) : « insinuation signifie aussi enregistrement d’une donation ou de quelque autre acte public », de sorte qu’existe dans tout parlement ou tribunal un greffe des insinuations ; en 1762 et 1798 (quatrième et cinquième éditions) : « enregistrement sur un registre public des dispositions qui doivent être rendues publiques » (exemples : « l’insinuation d’un acte ; le greffe des insinuations »). Les événements qui ont bouleversé la France entre 1789 et 1815 ont aussi bouleversé la langue, non seulement celle du droit, mais aussi la langue commune. Insinuation n’est plus qu’un terme de l’ancien droit, comme l’atteste l’article qui y est consacré dans la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie française (1832-35) : « Insinuation s’est dit autrefois, en termes de pratique, de l’enregistrement des actes qui doivent être rendus publics » (exemples : « l’insinuation d’un acte de donation, d’un testament ; droit d’insinuation ; le greffe des insinuations »). Les auteurs de L’Encyclopédie (1751-65) consacrent un article exhaustif et détaillé à l’insinuation (« enregistrement ou transcription qui se fait dans un registre public destiné à cet usage, des actes qui doivent être rendus publics, afin d’éviter toute surprise au préjudice de ceux qui n’auraient pas connaissance de ces actes »), à l’histoire de cette pratique (« la première origine de l’insinuation vient des Romains ; les gouverneurs des provinces avoient chacun près d’eux un scribe appelé ab actis seu actuarius, qui ressemblait beaucoup à nos greffiers des insinuations ; sa fonction était de recevoir les actes de juridiction volontaire, tels que les émancipations, adoptions, manumissions et notamment les contrats et testaments qu’on voulait insinuer et publier ») et aux différentes formes qu’elle prend : « insinuations des donations, insinuations ecclésiastiques, insinuations laïques, insinuation des substitutions », toutes pratiques, lois et jurisprudences que la Révolution a rendues caduques, en même temps que le nom qui les désigne : « ancien terme de pratique », indique Littré dans son Dictionnaire de la langue française (1863-77), et « terme de droit ancien », précisent les auteurs du Trésor de la langue française (1971-94, qui le définissent, partiellement si on rapporte leur définition à celle de L’Encyclopédie, ainsi : « inscription d’un acte privé sur un registre public ») et les académiciens : « droit ancien, inscription d’un acte sur un registre, qui lui conférait son caractère authentique » (neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française, en cours de publication), qui illustrent ce sens disparu de l’exemple : « l’insinuation d'une donation ».
Le sens latin propre à la rhétorique est attesté au début du XVIIe siècle, pour désigner ce qui est nommé aussi d’un terme latin captatio benevolentiae, à savoir « s’assurer la bienveillance de son auditoire » : « action par laquelle on insinue quelque chose ; en rhétorique on appelle insinuation certaine partie du discours par laquelle on s’insinue doucement dans la bienveillance des auditeurs » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694) et « adresse dans le style, dans l’élocution, par laquelle on insinue quelque chose ; ainsi en rhétorique on appelle Insinuation ce qu’on dit dans un discours pour s’insinuer dans la bienveillance des auditeurs » (Dictionnaire de l’Académie française, quatrième, cinquième, sixième éditions, 1762, 1798, 1832-35). Dans cette sixième édition (1832-35 ; même définition en 1932-35), est relevé pour la première fois le sens que prend insinuation dans la langue des modernes : « Il se dit également de tout discours par lequel, sans énoncer positivement une chose, on la donne à entendre, ou on prépare l’esprit à la recevoir ». Les exemples qui illustrent ce sens sont tous défavorables. Ce qui est insinué, ce n’est jamais quelque chose de franc ou d’honnête, le but étant de nuire à autrui : « une insinuation adroite, légère, perfide ; il est quelquefois plus difficile de se défendre contre une insinuation maligne que contre une accusation ouverte ». C’est dans ce sens que le cardinal de Retz emploie ce nom : « adresse dans le langage, les manières par laquelle on s’insinue auprès de quelqu’un » (Mémoires, 1679). Pour Littré (1863-77), l’insinuation est une habileté : « adresse dans le langage par laquelle on insinue quelque chose » ou « adresse de manière, de langage, par laquelle on s’insinue auprès de quelqu’un, on capte sa faveur », comme dans cet extrait de Marmontel : « Le bien qu’on disait de quelqu’un était altéré par des insinuations adroites et perfides ». Chez les modernes, le mot prend un sens péjoratif pour désigner, « par métonymie », « ce que l’on donne à entendre sans l’exprimer ouvertement » (Trésor de la langue française) et « manière adroite par laquelle, sans énoncer positivement une chose, on la donne à entendre, ou on prépare l’esprit à la recevoir ; par métonymie, ce qui est ainsi suggéré, donné à entendre » (Dictionnaire de l’Académie française, neuvième édition, en cours de publication). Dans ces deux dictionnaires, l’insinuation est qualifiée de perfide, malveillante, calomnieuse, mensongère, honteuse, caressante. Ce qui était dans le droit ancien l’enregistrement public d’un acte privé et dans la rhétorique classique l’exorde bienveillant d’un discours est devenu dans la langue des modernes la réalisation d’une stratégie dissimulée ayant pour objectif de nuire à autrui ou de porter atteinte à son honneur. Si la langue est le reflet de la réalité et comme l’impensé des hommes, il y a là de quoi s’inquiéter de la nature réelle de la société qui est la nôtre.