Sabir est une forme altérée du verbe espagnol saber « savoir ». Quand Monsieur Jourdain est fait « mamamouchi » lors d'une cérémonie bouffonne du Bourgeois gentilhomme, il lui est dit en « sabir » de l'époque : si ti sabir, ti respondir. Ce mot est attesté comme nom ou adjectif en 1852 dans le titre d'un article, « la langue sabir », du Journal des intérêts de l'Algérie, les intérêts en question étant ceux des colons. Il n'est ni dans la septième édition, ni dans la huitième édition (1835 et 1879) du Dictionnaire de l'Académie française, mais Littré l'enregistre (Dictionnaire de la langue française, 1863-77) : « nom donné, dans le Levant et en Algérie, à ce qu'on nomme aussi langue franque, c'est-à-dire à un jargon mêlé d'italien, d'espagnol et à l'usage des Francs », Francs étant « le nom générique des Européens dans les ports du Levant » (DAF, sixième édition ; Littré). Dans le Supplément de 1877, Littré cite la Revue des Deux-Mondes du 1 août 1876, où est expliquée l'origine du mot : « sabir est le verbe savoir ; et, comme à beaucoup de questions les Levantins et Algériens répondaient « mi no sabir » (je ne sais pas), on en a fait la langue sabir. Le mot sabir, « savoir », est déjà dans Molière : « Si ti sabir, Ti respondir ; Si non sabir, Tazir, tazir » (Bourgeois gentilhomme, IV, 10) ».
L'article qui y est consacré dans le Trésor de la langue française (1971-94) est un peu plus complet, puisqu'il intègre le sens étendu, apparu à la fin du XIXe siècle : « langue formée d'éléments hétéroclites, difficilement compréhensible (synonyme familier charabia) ». Cet emploi étendu est illustré d'un extrait de l'Esthétique de la langue française (Gourmont, 1899) : « ou bien l'enseignement du latin sera maintenu (...), ou bien notre langue deviendra une sorte de sabir formé, en proportions inégales, de français, d'anglais, de grec, d'allemand, et toutes sortes d'autres langues », sabir qui est en train de devenir la langue officielle des zones de France placées sous souveraineté islamique ou étrangère (cf. la note consacrée au Lexik des cités), l'erreur de cette prédiction tenant aux causes du phénomène. Ce n'est pas l'abandon du latin qui a transformé dans ces zones le français en sabir, mais la disparition des Français.
La définition qui en est donné par les rédacteurs de ce Trésor n'est pas différente de celle de Littré : « parler composite mêlé d'arabe, d'italien, d'espagnol et de français parlé en Afrique du Nord et dans le Levant ». Il est vrai que l'Afrique du Nord et le Levant ayant été purifiés ce sabir y est aujourd'hui en voie de lente extinction. Cendrars en 1948 le décrivait ainsi : « ce sabir fait de turc, d'arabe, d'espagnol, d'italianismes (...) plutôt que de paroles françaises que parlent tous les marins du Levant ». Aujourd'hui, ces mêmes marins parlent l'anglais ou un sabir mondialisé d'anglais des Etats-Unis d'Amérique. Les linguistes distinguent les sabirs des pidgins et des créoles « dont le système est plus homogène et plus complet », les créoles étant même devenus « les langues maternelles de communautés culturelles » : « les sabirs sont des systèmes linguistiques réduits à quelques règles de combinaison et au vocabulaire d'un champ lexical déterminé ; ce sont des langues composites, nées du contact de deux ou plusieurs communautés linguistiques différentes qui n'ont aucun autre moyen de ses comprendre, notamment dans les transactions commerciales. Les sabirs sont des langues d'appoint, ayant une structure grammaticale mal caractérisée et un lexique pauvre, limité aux besoins qui les ont fait naître et qui assurent leur survie » (Dictionnaire de linguistique, Larousse, 1974).
Ces gens très savants que sont les linguistes précisent aussi, car ils sont friands d'histoire, que « le nom de sabir a été d'abord celui de la lingua franca » ou « langue franque » : « on donne le nom de lingua franca au sabir parlé jusqu'au XIXe siècle dans les ports méditerranéens. Il est à base d'italien central et comprend divers éléments des langues romanes » (Dictionnaire de linguistique, op. cit.). Cendrars dans l'extrait cité ci-dessus (Bourlinguer, 1948) infirme en partie ces savants : la lingua franca était parlée encore en 1948 par les marins du Levant. Elle ne s'est donc pas éteinte à la fin du XIXe siècle. Mais cela n'est qu'un détail. L'essentiel porte sur la genèse de ce sabir. Notons que les lexicographes, qui commencent à enregistrer langue franque au XIXe siècle, sont tout autant timorés et aussi éloignés de la vérité historique que les linguistes modernes : « langue franque, sorte de jargon mêlé de français, d'italien, d'espagnol, etc., qui est en usage parmi les Francs (comprendre les Européens du Levant et de Barbarie) de la basse classe » (Dictionnaire de l'Académie française, sixième édition, 1835) ; « langue franque, jargon mêlé d'italien, d'espagnol, etc. à l'usage des Francs d'Orient » (Littré, op. cit.) ; « langue franque, jargon mêlé de turc, d'arabe et de langues romanes (français, italien, espagnol...) en usage parmi les marins, les négociants des ports du Levant » (Trésor de la langue française, op. cit.).
Aucun ne rappelle, ne fût-ce que dans une brève remarque, que ce sabir ou langue franque ou lingua franca ou petit mauresque ou franco (le fait qu'il soit désigné de noms variables atteste qu'il est fait de mots de plusieurs langues) était la langue qu'utilisaient les riches musulmans du levant et d'Afrique du Nord pour s'adresser à leurs esclaves chrétien(ne)s, parlant le provençal, un des nombreux dialectes italiens, le français, le castillan, le catalan ou le portugais, que ces riches musulmans aient été de bons bourgeois, des pirates barbaresques avides de rançons ou des gardiens de « bagne » (cf. note consacrée à bagne) et que cette langue, attestée dès le XIVe siècle et même avant, a été en usage tant qu'a perduré en Méditerranée la razzia d'esclaves chrétiens au bénéfice de l'islam et des musulmans. Cette réalité, qui est épouvantable, n'est pas conforme à celles que les notables, notoires, puissants, bienpensants d'Occident et d'Islam appellent de leurs vœux ; elle est donc cachée, même dans les articles de dictionnaires, où, pourtant, elle a sa place « naturelle ». Oui, il y a des savants qui se targuent de l'objectivité de leur science, en public évidemment, qui se prêtent à ces momeries de mamamouchis. Ah, la belle chose que de savoir quelque chose !