Le roman d'Émily Brontë porte en anglais le titre de Wuthering Heights: c'est le nom d'une ferme où se passe l'action principale. Ce nom signifie littéralement la Colline battue du vent. On aurait pu trouver, pour le traduire en beau français, vingt expressions ingénieuses; mais aucune traduction n'aurait rendu l'effet de grandeur tragique du titre anglais. Le titre français que nous avons choisi aura du moins le mérite d'être simple et sans prétention. Nous n'avons fait aucun autre changement au livre d'Émily Brontë; à peine si nous nous sommes permis de couper, dans les premiers chapitres, quelques passages épisodiques qui embarrassaient le récit.(Note des traducteurs).
C'est M. Émile Montégut qui, en même temps qu'il révélait au public français la vie et le génie de Charlotte Brontë, a le premier cité en France le nom d'Emily Brontë, la sœur cadette de l'auteur de Jane Eyre. Voici comme il parlait d'elle, en 1847, dans un article de la Revue des Deux-Mondes:
Cette singulière personne, devant laquelle son énergique sœur tremblait elle-même, est morte prématurément. Son talent naturel n'a pas eu le temps de se développer, mais il était plus grand peut-être que celui de Charlotte: il était, en tout cas, plus primesautier, plus naïf. Emily avait le don que les Anglais qualifient de génial. Dans l'ensemble des pièces publiées en commun par les trois sœurs, les plus remarquables sont celles qu'elle a faites. Toutes ont beaucoup d'élévation; celles d'Emily seules ont de l'accent.
Du seul ouvrage en prose d'Emily Brontë, de son roman Wuthering Heights, dont voici enfin une traduction française, M. Montégut disait:
D'un bout à l'autre, la terreur domine, et nous assistons à une succession de scènes toutes éclairées par un reflet pareil à celui de la houille qui brûle. La sombre imagination d'Emily fait défiler devant nous, avec un calme parfait et sans se troubler un instant, des personnages et des scènes d'autant plus effroyables que la terreur qu'ils inspirent est surtout morale. Ils ne nous menacent pas d'apparitions ni d'événements merveilleux, mais de passions féroces ou d'instincts criminels. Au premier aspect, on les aborde sans crainte: ils ont l'apparence de braves paysans un peu rudes et grossiers. Mais bientôt leurs yeux hagards, ou cruels, ou railleurs, se fixent sur vous, vous fascinent et vous troublent. L'effet poétique produit est d'autant plus grand que l'auteur n'apparaît jamais derrière ses personnages. Emily raconte sobrement, brièvement; son énergique fermeté indique une âme familière avec les émotions terribles et qui se joue de la peur.
... J'ai parlé du talent qu'avait Charlotte pour surprendre les perversités cachées de l'âme; mais enfin les perversités qu'elle décrit sont avouables, car ce sont celles que nous portons en nous tous. Emily va beaucoup plus loin: elle devine le secret des passions criminelles, elle regarde d'un œil avide le jeu des passions coupables. Ses personnages sont criminels, elle le sait, elle le dit et semble nous défier de ne pas les aimer.